Moderne Ibsen
11 octobre 2012.Les Boréales accueillent deux metteurs en scène autour du théâtre d’Ibsen. Deux lectures très différentes, très personnelles qui témoignent cependant de la modernité du Norvégien. Chantal Meyer-Plantureux, professeur en arts du spectacle à l’Université de Caen Basse-Normandie et membre du CRHQ-CNRS nous propose quelques pistes pour mieux le comprendre.
CRL : Le théâtre d’Ibsen continue à faire l’objet de mises en scène très différentes, très innovantes. Comment expliquer cela ? En quoi Ibsen est-il moderne ?
Chantal Meyer-Plantureux : Dès les premières représentations d’Ibsen en France, à la fin du XIXe siècle, ses pièces ont fait l’objet de mises en scène très différentes. Longtemps considérées comme des pièces d’avant-garde (souvent incomprises du public et de la critique réactionnaire de l’époque), jouées à la fois par le naturaliste André Antoine et le symboliste Lugné-Poe, les pièces d’Ibsen sont devenues au XXe des « classiques ». À la fois singulier (l’inspiration nordique) et universel (l’étude de l’être humain dans son essence), le théâtre d’Ibsen est « à la croisée des chemins de la dramaturgie européenne », comme le souligne Bernard Dort, qui poursuit : « Dans le théâtre d’Ibsen, la tragédie grecque et le roman du XIXe siècle entrent en collision. La déflagration en fut telle qu’elle nous atteint encore, un siècle après. »
CRL : Qu’est-ce qui peut parler aujourd’hui au spectateur dans le théâtre d’Ibsen ?
C. M.-P. : Comme le constatait Jean Jaurès, les pièces d’Ibsen jettent « un regard pénétrant et amer sur la société bourgeoise » et dénoncent « le mensonge et l’oppression ». Et cette critique est de tous les temps. Si la société a évolué, si le divorce a libéré les Nora contemporaines, le questionnement des personnages d’Ibsen reste néanmoins actuel. Ceux-ci gardent leur part de mystère, laissant au spectateur sa liberté : que deviendra Nora lorsqu’elle part de chez elle, quelle sera la vie du docteur Stockmann devenu cet Ennemi du peuple rejeté de tous, que veut dire Hilde à la fin de Solness le constructeur ? Tout le théâtre d’Ibsen oscille entre réalisme et mystère, rêve et réalité, intime et politique, permettant à des metteurs en scène très différents de se l’approprier.
CRL : Comme Solness, Ibsen n’est-il pas, à sa façon, un architecte du théâtre ?
C. M.-P. : Solness le constructeur est une très belle méditation sur l’âge, la création (et son corollaire, l’échec, la chute), la transmission. Comment se consacrer à une œuvre sans sacrifier sa famille ? Comment avoir des disciples et accepter de ne pas les brider ? On pourrait presque faire de Solness le constructeur une parabole sur le théâtre : comment accepter, lorsqu’on est auteur dramatique, de laisser toute liberté au metteur en scène qui montera sa pièce sans tenter de corseter les personnages, de multiplier les didascalies ? Et le théâtre d’Ibsen a beau se dérouler dans un cadre très précis, la Norvège du XIXe siècle, il laisse une totale liberté aux metteurs en scène, ce qui explique son succès sur toutes les scènes européennes depuis plus d’un siècle.